Cette nouvelle époque, où les disciples occuperont dans le monde la place laissée vacante par Jésus, sera aussi marquée par la restructuration de leur relation avec lui.
Les trois textes qui traitent de cette restructuration (14, [15-16] [21] [23]) peuvent être mis en parallèle :
L’Esprit de vérité |
Le retour de Jésus |
Le Père et Jésus |
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Condition 15-17 |
Condition 21 |
Condition 23 |
Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements |
Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime; |
Jésus lui répondit : Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, |
Promesse |
Promesse |
Promesse |
et je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour qu’il soit avec vous à jamais, l’Esprit de Vérité, |
or celui qui m’aime sera aimé de mon Père; et je l’aimerai et je me manifesterai à lui. |
et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui. |
Ces trois textes reposent sur une même structure où la promesse d’une présence divine au milieu des disciples est liée à une condition : « aimer Jésus et garder ses commandements » (vv.15.21.23). Motivé par cette promesse, le groupe des disciples est appelé à être la communauté du temps nouveau instauré par l’absence physique de Jésus. Étudions alors comment ces deux thèmes, promesse et condition, se développent dans le discours d’adieu et comment ils préparent la prière que Jésus fait pour l’unité de ses disciples au chapitre 17:

La condition : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements (ma parole) ».
Cette condition anticipe un thème qui sera développé davantage lorsque Jésus expliquera à ses disciples la métaphore de la vigne (Jn 15). Il s’agit du rapport entre « aimer Jésus » et « garder ses commandements », rapport qui donne lieu à la mise en relief d’un nouveau mode de relation : « Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et vous l’aurez. C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit et deveniez mes disciples. Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure en son amour » (15,7-10).
Les disciples sont alors identifiés à ceux qui, surmontant l’épreuve de la disparition de Jésus, demeurent là où il est présent, dans sa parole et dans ses commandements. Par obéissance, les disciples rendent présent, dans son absence, celui qui les a donnés. Amour et commandements vont ensemble. C’est dans l’observation fidèle des commandements que cet amour peut être transmis (15,10). D’ailleurs ils se synthétisent dans un nouveau commandement que Jésus propose : « Demeurez en mon amour » (15,9). Il passe du Père au Fils : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (15,9), et du Fils aux disciples : « aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés » (15,12).
Toutefois, ce rapport entre l’amour à Dieu et la mise en pratique de ses commandements était déjà dans la mentalité deutéronomique. L’amour pour Dieu y est présenté comme le premier de tous les commandements : « Écoute, Israël : Yahvé notre Dieu est le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » (Dt 6,5). Il en devient alors une des principales exigences dans la formulation de l’alliance. C’est bien dans ce contexte d’alliance que dans le quatrième évangile, l’exigence de l’amour pour Jésus s’unit au fait de « garder » ses commandements.
Une telle présentation s’explique comme un développement propre à une christologie déjà avancée. En celle-ci, l’exigence de l’amour pour Jésus rappelle non seulement l’exigence de l’amour exclusif pour Yahvé que comportait l’alliance ancienne, mais elle est aussi l’annonce de la nouvelle alliance instaurée par Jésus. Ainsi cette exigence apparaît seulement dans les textes plus tardifs du Nouveau Testament : Jn 8,42; 14,15.21.23.24.28; 21,15.16; Ep 6,24; 1Pe 1,8 (avec avgapa,w) et Jn 16,27; 21,17; Mt 10,37; 1Co 16,22 (avec file,w).
La promesse : « et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui ».
Par cette promesse nous entrons dans un contexte nouveau, celui de l’accomplissement de la prophétie du Zacharie où les signes du dernier temps, annoncés par lui, commencent déjà à se réaliser : « Chante, réjouis-toi, fille de Sion, car voici que je viens pour demeurer au milieu de toi, oracle de Yahvé! » (2,14). Dans la perspective johannique, l’accomplissement dépasse toute expectative. Comme nous allons le voir ensuite, le vrai sanctuaire de la présence de Dieu au milieu de son peuple est Jésus lui-même et la communauté des disciples qui, après son départ vers le Père, continue à garder ses commandements et à vivre dans son amour. En Jésus une nouvelle ère commence, celle où Dieu dresse sa tente pour demeurer au milieu de son Peuple : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » (Jn 1,14).
- Jésus – Sanctuaire.
La demeure (le Temple), à laquelle Zacharie fait allusion dans sa prophétie, est dans le quatrième évangile le corps même de Jésus : « Jésus leur répondit : ‘Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai’. Les Juifs lui dirent alors : ‘Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèveras’. Mais lui parlait du sanctuaire de son corps » (2,19-21). Ce texte situé de manière originale au commencement de cet évangile, introduit ainsi un sujet important, la relation entre Jésus et le Temple.
À l’occasion des grandes fêtes religieuses juives [Pâques (2,13; 6,4; 11,55), Pentecôte (5,1), Tentes (7,1), Dédicace (10,22)], Jésus apparaît publiquement pour transférer sur sa personne toute la fonction traditionnellement attribuée au Temple. La fête de Pâques, par exemple, encadre le récit de la passion afin de souligner que Jésus est le véritable agneau (19,31-34). La fête de la Dédicace, célébration de la purification du Temple et de la consécration de son autel, permet à Jésus de révéler sa condition de consacré et d’envoyé du Père (10,36). La fête des Tentes, moment où la liturgie fait allusion au Rocher de Moise (Ex 17,6) et à la source du Temple décrite par Ezéchiel (47,1), Zacharie (13,1) et Joël (4,1 8), Jésus se présente comme cette eau de vie annoncée : « Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus, debout, s’écria : ‘Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi !’ Selon le mot de l’Écriture : De son sein couleront des fleuves d’eau vive » (7,37-38).

Dans le quatrième évangile, Jésus est le vrai sanctuaire (nao,j), présence de Dieu parmi nous et source de sanctification. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple purification du Temple, mais d’une nouvelle construction bâtie par Dieu lui-même dans le corps glorifié de Jésus ressuscité : « … lui parlait du sanctuaire de son corps. Aussi, quand il ressuscita d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela, et ils crurent à l’Écriture et à la parole qu’il avait dite » (4,21-22). La place que Jean donne à cet épisode est pleine de signification. En effet, il est au commencement du ministère public de Jésus pour annoncer l’arrivée d’un nouveau temps et pour reconnaître Jésus comme le Messie annoncé par les prophètes.
Jésus, dans le quatrième évangile, dépasse toutes les attentes promises : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire » (1,14). Tous les modes de présence de Dieu sont comblés : la Parole, la Demeure, la Gloire; car il s’agit de la présence de Dieu lui-même dans notre humanité.
D’ailleurs lorsque le quatrième évangile traduit le mystère de Jésus en termes d’incarnation (sa.rx evge,neto) et d’habitation (evskh,nwsen evn h`mi/n) du Verbe, il annonce en même temps le commencement d’une nouvelle ère, celle qui est caractérisée par la présence de Dieu au milieu de nous. Ainsi quand Jean utilise le verbe skhno,w pour nous dire que le Verbe a « dressé sa tente » (habité) parmi nous, il fait référence non seulement aux récits de l’Exode (40,34; 33,9-10), à la prophétie de Joël (4,17.21), à la prophétie de Zacharie (2,14) ou à l’hymne de la Sagesse en Ecclésiastique (24,8), mais aussi à l’humanité assumée par Jésus lors de son incarnation : « Et le Verbe s’est fait chair (sa.rx evge,neto) » (Jn 1,14). Celle-ci est la Tente nouvelle, le lieu parfait de la présence de Dieu.
Ceci ne nous permet pas d’interpréter l’allusion à la tente comme une simple manière d’indiquer le caractère transitoire de la venue de Christ parmi les hommes. Le quatrième évangile a plutôt dévoilé le sens profond de l’événement nouveau et décisif accomplit en Jésus Christ. Dès que le Verbe prend notre chair, meurt et ressuscite, le bénéfice de sa présence s’étend à l’humanité entière. Le mystère de Christ n’est pas limité pourtant à sa seule personne. Il se réalise aussi dans l’humanité de tous ceux qui croient ou qui croiront en lui.
Les disciples – demeure.
Accomplie dans la personne de Jésus, cette promesse de l’habitation de Dieu au milieu de son peuple continue à se réaliser dans le groupe des disciples. Lorsque Jésus s’en va vers le Père, il laisse sa place aux disciples. Il leur donne la mission d’assurer dans le monde la suite de cet accomplissement. À l’appel insistant d’aimer Jésus et de garder ses commandements, s’ajoute, dans le chapitre 14, la promesse d’une inhabitation divine. Encadrées entre les deux allusions à la promesse du don du Paraclet (vv.16-17 vv.25-26), apparaissent aussi les promesses du retour de Jésus (vv.18-22) et de l’inhabitation du Père et du Fils dans les disciples (vv.23-24). Mises en parallèle ces promesses dévoilent un fond commun où leurs affirmations se correspondent.
La similitude des expressions utilisées, lorsque le texte aborde ces promesses, met en évidence l’analogie de la formulation du don de l’Esprit et du retour de Jésus. Leur contexte est le même, qu’il s’agisse du Paraclet ou du Jésus, ils sont toujours décrits dans leur relation avec les disciples et le monde. Leurs correspondances sont alors nombreuses. Au don et à la présence du Paraclet, l’Esprit de vérité, auprès des disciples, correspond la venue de Jésus auprès d’eux. À l’impossibilité du monde de recevoir le Paraclet parce qu’il ne le voit pas et ne le reconnaît pas, correspond l’enlèvement de Jésus à la vue du monde. À la connaissance que les disciples ont du Paraclet, par son immanence en eux, correspond la connaissance que les disciples auront de l’immanence qui caractérise la relation entre Jésus et son Père et entre les disciples et Jésus.
Don du Paraclet | Retour de Jésus |
Inhabitation Père-Fils |
Don du Paraclet |
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16-17 | 18-20 | 21b-22 | 23b-24 | 25-26 |
et je prierai le Père et il vous donnera |
Je ne vous laisserai pas orphelins. Je viendrai vers vous |
or celui qui m’aime sera aimé de mon Père; |
et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui |
Je vous ai dit cela tandis que je demeurais près de vous. |
un autre Paraclet, pour qu’il soit avec vous à jamais, l’Esprit de Vérité |
et je l’aimerai | et nous nous ferons une demeure chez lui. |
Mais le Paraclet, l’Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, | |
que le monde ne peut pas recevoir, parce qu’il ne le voit pas ni ne le reconnaît. |
Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus. |
et je me manifesterai à lui | Celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles ; |
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Vous, vous le connaissez |
Mais vous, vous verrez que je vis et vous aussi, vous vivrez. | |||
parce qu’il demeure auprès de vous et qu’il est en vous. | Ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous |
et la parole que vous entendez n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé. |
lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. |
Ces trois promesses rassemblées en Jn 14 forment pourtant une unité et apparaissent encadrées dans un thème unique, celui de l’amour (avga,ph). L’amour des disciples pour Jésus, exprimé dans le fait de garder ses commandements. L’amour du Père et de Jésus pour les disciples, raison première de la manifestation de Jésus et de leur inhabitation.

« Communauté de vrais adorateurs annoncée par Jésus ».
À l’annonce de la construction d’un nouveau Sanctuaire correspond aussi l’annonce de l’inauguration d’un nouveau culte. L’heure est venue, selon le quatrième évangile, « où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (4,23). Jésus répond ainsi à la question que la Samaritaine lui pose lors de leur dialogue (4,20-25). Cette femme soulève d’abord la problématique du moment : « Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites : C’est à Jérusalem qu’est le lieu où il faut adorer » (v.20).
Où est alors le véritable lieu de culte ? Il s’agit d’une question théologique qui met en opposition les critères des deux traditions différentes, celle des Samaritains (nos pères), liée au mont Garizim, et celle des juifs (vous), attachée à Jérusalem et à leur Temple. La réponse de Jésus reprend l’idée principale de l’interrogation pour la situer dans un autre contexte et pour amener la femme, au-delà de sa question, vers une réflexion plus profonde. À partir d’une négation de l’alternative proposée sur le lieu d’adoration, Jésus lui fait découvrir une des premières conséquences de l’arrivée du temps attendu : « Jésus lui dit ‘Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car tels sont les adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer » (4,21-24).
Dans sa réponse, Jésus revient en deux occasions sur le même sujet, « l’heure vient » (vv.21.23), en ajoutant lors de la reprise une précision : « et c’est maintenant ». Il s’agit de l’heure eschatologique, l’heure des véritables adorateurs. Ceux qui adoreront le Père « en esprit et en vérité ». Mais pour reconnaître cette heure, il faudra que la femme soit d’abord consciente de l’avènement du Messie : « La femme lui dit : ‘Je sais que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout’. Jésus lui dit : ‘Je le suis, moi qui te parle’ » (vv.25-26). La Samaritaine le sait, à l’avènement de l’heure correspond aussi l’avènement du Messie. Mais elle ne s’attendait pas à ce que cette annonce prophétique de la présence et de l’actualité de l’heure lui soit communiquée par le Messie lui-même.
Cette réponse de Jésus comporte donc deux moments principaux. Dans le premier, Jésus situe d’abord la problématique introduite par la Samaritaine dans le contexte de l’heure eschatologique, heure où l’alternative géographique en débat n’est plus valide. Jésus lui propose alors de surmonter la vieille discussion sur le lieu d’adoration afin de se concentrer sur la raison et le sens du culte lui-même. À l’adoration évoquée par la femme, Jésus ajoute un nom : ‘le Père’ (vv.21.23), faisant référence ainsi au fait qui soutient le culte, le Dieu qui se fait connaître aux hommes (v.22). Le culte authentique n’est pas attaché au lieu géographique. Il est plutôt situé à l’intérieur de l’homme même. Dans le culte, Dieu se fait proche de l’homme pour lui parler dans son cœur et lui faire connaître son Nom. La relation avec Dieu n’a d’autre lieu que dans l’intimité de l’homme.
Sur cet horizon nouveau, le deuxième moment de la réponse de Jésus prend la forme d’une autorévélation de Jésus à la Samaritaine. Elle commence par l’annonce de l’avènement immédiat de l’heure (kai. nu/n evstin) et débouche sur l’indication du signe principal de sa reconnaissance, l’adoration du Père en esprit et en vérité. Sa fin est marquée par la déclaration solennelle où Jésus dévoile son identité messianique : « λαλω/η ζωη » (v.26).